Tiburce Koffi vient de publier chez NEI-CEDA, un essai : Le mal-être spirituel des Noirs. Un livre qui va faire date et fouler la rate. Le thème est d’une extrême délicatesse : la spiritualité des noirs. Le projet philosophique de l’écrivain ivoirien est vaste. Il interpelle nos consciences d’Africains de cette Afrique éclopée, qui tâtonne encore pour se comprendre. L’essayiste, sur un ton satirique, commence par stigmatiser les errements de la société africaine moderne. Il fustige sa tendance à l’oisiveté, son goût maladif pour l’argent facile, sa paresse impénitente, son accoutumance à l’insalubrité, sa servilité atavique, son incroyable naïveté. La plume du penseur se veut inquisitorial, impitoyable, féroce même. Logique : il fallait au préalable faire « l’état des lieux ».
De quelle « mal » souffre l’Afrique noire? Telle est la problématique qui sous-tend le discours de l’auteur. Elle n’est pas nouvelle et ce ne sont pas les diagnostics qui ont manqué. Le constat est que le mal persiste et s’exacerbe. « C’est que le mal ne se trouve peut-être pas où l’on croyait l’avoir localisé ; c’est qu’aussi, la nature de ce mal a sans doute échappé à l’intelligence des soigneurs faussant ainsi le diagnostic » (P18) lance Tiburce. Son diagnostic à lui est tout autre : si l’Afrique a du mal à décoller, si l’Afrique (surtout noire) patauge encore dans les périphéries du monde évolué, c’est parce qu’elle est sevrée d’une spiritualité sienne. L’islam et le christianisme dont elle se nourrit (vainement d’ailleurs) ne sont que de malheureuses béquilles spirituelles. Selon sa vision, l’Afrique se porterait mieux si elle n’avait pas, de gré ou de force, sacrifié sa tradition spirituelle, l’animisme (le bossonisme, dira JM Adiaffi) au profit de ces deux religions, cause, pourtant, des plus grandes tragédies de l’histoire :« Religions de conquête, l’islam et le christianisme ont dépouillé les Noirs de leur spiritualité » (P.93). De ce fait, l’Afrique noire a perdu son âme et ne saurait en conséquence connaitre le progrès. Car« c’est connu : un peuple privé de sa spiritualité devient fragile et manque de confiance en soi ; il devient un peuple dont l’imaginaire est étouffé, un peuple stérile donc… » (P.93). Il est venu le temps, semble dire l’auteur, d’envisager une thérapie spirituelle : « c’est une véritable opération d’ajustement spirituel que devront s’atteler les Africains, s’ils veulent sortir de leur état de dépendance choquante» (P.145). Par ailleurs, notre essayiste, accuse : « …la traite negrière n’aurait jamais été possible, ou du moins, elle n’aurait pas connu l’ampleur que les témoignages oraux et les livres ont décrite, sans la complicité des Africains à l’expansion de cette odieuse pratique. Oui, les Africains ont vendu les leurs aux Blancs » (P.99). Pour notre philosophe, tant que ce terrible péché historique n’est pas avoué, reconnu et exorcisé, l’Afrique ne connaitra ni paix, ni progrès. Telle est la substance du propos de Tiburce Koffi.
Polémique, le livre l’est en effet. Et à dessein ! Certaines des thèses de Tiburce Koffi frisent la provocation et parfois l’outrance. L’Afrique serait–elle devenue meilleure si elle était restée fidèle à sa religion sienne qui est l’animisme ? Interrogation utile et pour cause. Il y a des tribus en Afrique qui ont su conserver leur pureté spirituelle ; elles sont paradoxalement encore arriérées. Les bamiléké au Cameroun, les adeptes du vodou au Bénin, les pygmées en Afrique centrale, les Massaïs de Burundi, les Fang de la forêt équatoriale de l’Afrique centrale, les indigènes des Caraïbes, peuples jaloux de leurs pratiques spirituelles séculaires sont, économiquement et technologiquement, des peuples très peu évolués. Une autre interrogation : l’animisme est-elle une religion spécifiquement africaine ? Nous croyons intuitivement que tous les peuples sont intrinsèquement animistes. Les grandes religions actuelles me semble une sublimation, une transcendance de l’animisme. La question mérite d’être approfondie.
Tiburce Koffi soutient à la page 142 également que le christianisme est une religion des Occidentaux (« A la question du salut des âmes, l’Asie répond par les solutions pensées par Bouddha, les peuples du monde arabe et du Moyen Orient par les enseignements de Mahomet ; l’Occident par ceux de Jésus Christ »). Cette affirmation est discutable, car le christianisme est né au Moyen Orient, plus près de l’Egypte et de l’Afrique du nord et bien loin de l’Europe. Il a fallu attendre 15 ans après la mort de Jésus-Christ pour voir l’évangile être prêchée en Europe. Ainsi, le christianisme est une religion d’emprunt autant pour les Occidentaux que pour les Africains.
Je reproche à cet ouvrage son trop plein d’émotivité empressée. Des citations de certains noms (des compatriotes, des « frères » africains p 38, la personne qui me tient ce discours p 40, un ami qui vit aux Etats-Unis p 57, l’un de mes oncles p 69, mon amie Caumaueth p84) et les propos qui leurs sont prêtés relèvent de la complaisance. Je me garderai d’évoquer tous les sempiternels cris de fureur de l’auteur, dans le style qu’on lui connait, contre Laurent Ggagbo et son régime comme si nous étions dans un belliqueux pamphlet. Une véritable métaphore obsédante ! En outre, je m’étonne que Tiburce Koffi après avoir dit : la Négritude « a vécu, et nous devons en faire le deuil définitif…il n’existe aucun groupe humain à n’avoir pas connu d’âge d’or » puisse comme un Senghor exalté chanter de sa plume enchantée cette Afrique d’hier que nous aurions « trahi » (P. 65), cette Afrique où le travail est déifié, où l’écologie est sacralisée, où le silence et la justice sont cultivés. Le paradis quoi ! Oubliant ainsi que c’est cette même Afrique d’hier, cette Afrique qu’il a crucifiée, qui, selon ses dires, a vendu ses enfants (P.99– 102) aux Blancs qu’il est entrain de célébrer. L’Afrique d’hier, il ne faut pas en rougir, c’est aussi les sacrifices humains, l’assassinat du dixième enfant, les rapts de femmes, les funérailles interminables, la mauvaise gestion du temps, la superstition, la phallocratie, l’excision, etc.
Au-delà de ces quelques « réserves », Le Mal-être spirituel des Noirs est une superbe invite à la repentance et au réveil. Loin des sentiers battus, l’essayiste avec une audace arrogante brise des tabous, trouble des sommeils sacrés, s’engage sur des voies interdites. Le rôle de l’intellectuel, n’est-ce pas de fendre la brousse pour tracer un nouveau chemin au peuple et faciliter sa marche vers l’avenir ? C’est à cet exercice périlleux que l’écrivain s’essaie dans cet essai.
Celui qui a l’habitude de lire Tiburce Koffi, comprendra aisément que cet essai est un approfondissement de la plupart de ses réflexions éparpillées dans ses contributions et autres ouvrages. L’impasse spirituelle de l’Afrique, à coup sûr, hante l’esprit du créateur depuis des décennies. Il lui a fallu qu’il la crache comme dans une séance d’exorcisme pour se dépêtrer de ses angoisses en vue d’être en paix avec lui-même. Le grand mérite de Le mal-être spirituel des Noirs de Tiburce Koffi est qu’il ouvre des pistes fécondes de réflexions dans la quête effrénée des racines du mal qui ronge l’Afrique noire. L’écrivain ne prétend pas proposer des solutions miracle pour sortir l’Afrique noire de la fange du sous-développement. Son but est de soulever des questions, susciter des réflexions, faire douter, choquer même. L’on ne manquera pas de pointer du doigt sa propension à accabler l’Afrique de tous les péchés. Doit–on parler d’auto-flagellation et d’auto–culpabilité ? Que non ! Ce qu’il veut est que l’Afrique se regarde en face ; car, la puanteur vient de nos dents cariées. Que l’Afrique quête ses chemins nulle part ailleurs qu’en elle–même. Une exhortation à l’introspection en somme.
Malgré la faiblesse de la documentation (voir « les livres cités » à la page 179) par rapport à l’ampleur de la question spirituelle africaine, cet essai de Tiburce Koffi est « un coup de semonce assourdissant et majestueux qui (va) mettre en branle toutes les énergies productives de la race ». Autant l’ouvrage est riche en questionnements autant il ébranlera des convictions établies. Une chose est sûre : il fait partie des livres qui, après lecture, vous habitent, vous hantent, vous obligeant ainsi à philosopher.
Source : Association des Écrivains de Côte d’Ivoire