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Ministre Tryphon Kin-Kiey Mulumba

Monsieur le ministre,

Je suis un lecteur assidu de l’hebdomadaire Jeune Afrique depuis une trentaine d’années. Dans son numéro 2846 du 26 juillet dernier, il y est repris à la page 34, et bien mise en exergue en caractère gras, votre déclaration suivante : «Je plaide pour l’instauration du scrutin indirect pour l’élection du président de la République. Ce mode de scrutin aura le mérite de réduire sensiblement la contestation à l’issue de la publication des résultats des élections ». Cette renommée revue vous récite après votre autre profession de foi qu’elle a précédemment publiée selon laquelle rien ne se fera, aujourd’hui comme demain, sans Joseph Kabila, que «tout se fera par lui et rien ne sera sans lui ni contre lui ». Que, donc, ce dernier est appelé à rester au pouvoir malgré l’interdit constitutionnel qui l’exclut de la prochaine compétition électorale pour la présidence de la République. Vos propos m’obligent, en tant que citoyen congolais et acteur me positionnant dans l’opposition, à relever le gant et à vous adresser mes objections.

Du scrutin indirect d’abord. Vous êtes docteur en science politique et professeur d’université. Je ne vous apprends donc pas que parmi les innovations qu’apporte le général de Gaule dans la nouvelle architecture constitutionnelle française en 1958 – qui instaure la Cinquième République -, c’est entre autres l’élection du président de la République au suffrage universel direct. Il a fallu, estima le Constituant français, donner au Chef de l’Etat, qui est la clé de voûte du nouveau régime, une plus « grande » légitimité en étant élu « directement » par « tous » les citoyens et sur « tout » le territoire national. Le pays entier devenait sa circonscription électorale avec, ainsi, une assise populaire plus large que celle de tout autre élu pris individuellement. Le Constituant congolais s’en est inspiré parce que le régime politique congolais est (presque) la copie du régime politique français. Ce fut pour les Français une « modernisation » de la vie politique de leur pays.

Mais voilà que dans le pays de la « Révolution de la…modernité », la RDC, l’on s’investit à appauvrir, à « archaïser » la politique. Un inquiétant retour en arrière. En 2006 déjà, alors que les Congolais s’attendaient à vivre au second tour de l’élection présidentielle, et pour la première fois de l’histoire du pays, un débat radiotélévisé – moment paroxysmique de la dispute électorale dans toute démocratie « moderne » et occasion de juger des compétences et de l’agilité d’esprit des deux derniers candidats -, des raisons farfelues avaient été avancées pour que le duel n’eût pas lieu. Le peuple en avait été privé. Ce fut une première régression. En 2011, pour de prétendus motifs budgétaires, le second tour de l’élection présidentielle a tout simplement été « effacé » de la Constitution – les deux Chambres parlementaires avaient été spécialement convoquées pour cette question, les travaux furent expéditifs et les votes au forceps – et donc de la vie politique congolaise. Tout Congolais peut désormais devenir président de la République même avec une légitimité minimum de moins de 50% des suffrages à l’élection à tour unique. Une seconde régression.

Le processus de « dévalorisation » de la fonction présidentielle pourrait ainsi continuer avec votre proposition de l’élection du Chef de l’Etat au suffrage universel indirect propre aux pays à régime parlementaire classique, comme l’Italie, l’Allemagne, Israël, etc. Et qui a également été celui de la première République du Congo, scrutin avec lequel le président Kasa-Vubu avait été élu.

Estimez-vous sincèrement, monsieur le Ministre, que l’on doit se passer du suffrage universel direct par le seul fait qu’il y a de temps en temps, ou même régulièrement, des perdants qui remettent en question les résultats de l’élection présidentielle ? Rien que pour cela ? Et pourquoi, selon vous, conteste-t-on systématiquement les résultats en RDC et dans certains pays africains, et non dans d’autres et en encore moins dans ceux de l’hémisphère Nord ?

La véritable raison des habituelles chicaneries électorales en Afrique est pourtant bien connue et Béchir Ben Yahmed, éditorialiste et fondateur de Jeune Afrique, nous l’a donnée dans son « Ce que je crois » du 16 avril 2010 : « Ce qui empoisonne les élections africaines et les ternit au point de leur ôter leur signification est, en vérité, la volonté des candidats qui sont déjà au pouvoir de s’assurer, à tout prix, un résultat favorable. Ils estiment nécessaire d’écarter le risque de perdre ce pouvoir et s’autorisent à tout faire – y compris à fausser le vote et son résultat – pour éloigner ce risque, car, à leurs yeux, la défaite est la catastrophe suprême et l’alternance une option inconcevable. Face à cette attitude, il ne reste plus aux candidats issus de l’opposition, en générale désunis et nombreux, qu’à essayer de gagner en…faussant eux aussi les résultats du vote. Et, lorsqu’ils ont perdu, à contester le scrutin ».

Le problème, comme vous le voyez et vous le savez, monsieur le Ministre, n’est donc pas le mode de scrutin à suffrage universel direct, mais la mauvaise volonté de ceux qui détiennent le pouvoir, leur obsession de garder – le plus longtemps possible – les privilèges que leur procurent leurs fonctions. Première institution du pays, le président de la RDC dispose d’énormes pouvoirs que la Constitution lui octroie. Ces derniers sont notamment justifiés par la grande légitimité que son élection au suffrage universel direct lui confère. On ne pourra pas logiquement réduire sa légitimité sans réduire ses pouvoirs. Changer le mode de l’élection du Chef de l’Etat bousculerait ainsi l’architecture institutionnelle et devrait mener au changement du régime politique. En l’occurrence, le Congo passerait du régime semi-présidentiel actuel au régime parlementaire pur où le pouvoir réel passera aux mains du premier ministre et où le président de la République n’aurait plus qu’un rôle strictement protocolaire, comme fut celui des chefs d’Etat des quatre précédentes Républiques françaises.

D’expérience, la dualité du pouvoir au sommet de l’Etat – un « chef » sans pouvoir d’initiative cohabitant avec un premier ministre détenant le pouvoir réel – ne fonctionne pas aisément dans les jeunes démocraties. Et encore moins en Afrique où, par tradition culturelle, le leadership est unique et…exclusif. Le Congo a eu à en pâtir. Le malentendu entre le président Mobutu et Etienne Tshisekedi élu premier ministre par la Conférence nationale ainsi que l’historique « empoignade » entre Kasa-Vubu et Lumumba en sont des tristes illustrations. L’article 22 de la Loi Fondamentale de 1960 disposait : « Le président de la République nomme et révoque le premier ministre ». Lorsque le président Joseph Kasa-Vubu (élu au suffrage indirect) s’y appuie pour révoquer (inopportunément ?) Patrice Lumumba (premier ministre et député élu au suffrage universel direct), celui-ci – estimant, lui, détenir la légitimité reçue « directement » du peuple – passe quelques heures plus tard à la radio pour révoquer à son tour le président de la République. Je crains ainsi fort, en réduisant la légitimité du président de la République par son élection au suffrage « indirect » et, par conséquent, ses pouvoirs, que la RDC revive ces querelles de légitimité entre les institutions, tenant notamment compte du niveau actuel de la culture politique dans le pays.

Par ailleurs, le scrutin à suffrage universel indirect ferait élire le chef de l’Etat congolais par l’Assemblée nationale et le Sénat réunis avec un corps électoral de…608 parlementaires. Le vote sera-t-il « crédible » avec la corruption institutionnalisée – car entretenue – des élus en RDC, tant au niveau national qu’au niveau des assemblées provinciales ? Il suffira à un candidat de chambrer et de soudoyer 350 d’entre eux à qui il remettrait 50 mille dollars à chacun pour se faire élire. Il déboursera pour cela, calcul fait, 17.500.000 de dollars. Une somme qu’un président en fonction peut facilement mobiliser en moins de temps en puisant dans les caisses de l’Etat et avec le « sponsoring » de quelques amis « affairistes » nationaux et étrangers. La RDC peut-elle aujourd’hui se permettre d’opter pour un tel scrutin avec l’immoralité, l’inconscience et la cupidité de certains de nos compatriotes – et ils sont nombreux au sein de nos assemblées – qui ont érigé en religion l’argent, l’apparat et le goût du luxe ?

Les systématiques convulsions post-électorales ne sont pas, comme vous le prétendez, le fait de la mauvaise foi des (mauvais ?) perdants. Elles sont consécutives au manque de confiance de ceux qui sont dans l’opposition vis-à-vis des structures organisatrices des élections, considérées le plus souvent, à tort ou à raison, comme des appendices du pouvoir. Peut-on présentement et sincèrement croire à « l’indépendance » de la Commission électorale – actuellement présidée (par intérim) par un membre du Pprd, le parti de Joseph Kabila – dont la gestion et le fonctionnement sont opaques ? Et qui n’est plus maîtresse de ses calendriers et dont les décaissements de ses lignes budgétaires dépendent des calculs et des agendas politiques de la majorité présidentielle ?

Le problème n’est pas, monsieur le Ministre, de changer le mode de scrutin de l’élection du président de la République, mais de « crédibiliser » l’organisation de son élection. Et ceci n’est nullement une question de moyens financiers ou techniques. Mais une simple question de volonté politique de la part de vous qui êtes aux manettes de l’Etat, une question de culture démocratique, celle d’accepter l’éventualité de perdre le pouvoir. Car celui qui n’envisage pas de le perdre est celui qui tendanciellement est prédisposé à truquer les votes.

Et c’est ici où j’en arrive à votre autre crédo – « Kabila doit rester au pouvoir » – qui met grandement à jour les intentions qui sont aujourd’hui les vôtres auprès de nos compatriotes. Puisque, malgré l’interdit de l’article 220 qui le frappe, vous estimez que l’actuel président de la République devrait se représenter à la prochaine élection car, d’après vous, il possède des qualités exceptionnelles – qu’aucun autre Congolais, ni dans sa famille politique ni dans l’opposition ni dans la société civile, n’en est pourvu – dont le pays ne peut se priver, et que celui-ci sombrerait, se « somaliserait » à l’hypothèse de son départ. Joseph Kabila est, selon vous, irremplaçable. Vous tenez ainsi aux hommes « forts », « providentiels » qu’aux institutions fortes. Le Maréchal Mobutu ne fut-il pas un homme « fort » ? Vous vous souvenez ? Et qu’est-ce qu’il en a été pour le pays ? Vous faites visiblement partie de ces démocrates de conviction à géométrie variable dont la foi aux valeurs de la démocratie se modifie selon les circonstances et leurs propres intérêts.

Supposons (par fiction) que Joseph Kabila soit parmi les compétiteurs de 2016. Vous et vos amis de la majorité présidentielle laisseriez-vous la commission électorale « libre » d’organiser le scrutin et de prononcer les résultats en toute indépendance ? Lorsqu’on ne se gêne pas de violer la règle pour se maintenir au pouvoir, hésiterait-on à tricher au vote pour s’y maintenir ? Votre obsession de pérenniser Kabila à la tête du Congo pourrait-elle rassurer les autres candidats ? Vous étonneriez-vous qu’ils remettent ainsi en question les résultats ?

Je suis très attristé de vous voir – vous, monsieur le Ministre, le journaliste, l’intellectuel pour qui j’ai toujours eu une très grande considération, et dont j’apprécie le coup de stylo et à côté de qui j’ai eu le privilège de participer au lancement du Soft international à Bruxelles en 1997 – vous fourvoyer dans des contradictions intellectuelles, dans la basse flatterie, dans un panégyrique sans consistance, à la « djalelo » d’une époque révolue. En tant que professeur, vous devez, pendant des années, avoir certainement répété à vos étudiants – je l’espère – qu’un Etat de droit est celui où la Constitution et toutes les règles inférieures s’imposent au respect de tous et, surtout, de ceux qui détiennent le pouvoir. Mais quelle explication leur donnez-vous aujourd’hui quand vous déclarez que Kabila doit demeurer au pouvoir au-delà de 2016, et ce malgré l’interdiction lui faite par la Constitution ? Réalisez-vous l’image négative que vous donnez – auprès de notre jeunesse – de votre personne en particulier et, de façon générale, de la politique et de tous ses acteurs ? Vous entrez sinistrement, monsieur le Ministre, dans l’histoire de notre pays en étant cité parmi les fossoyeurs de notre démocratie. En êtes-vous conscient ?

Mes salutations patriotiques

WINA LOKONDO