Des deux cents (200) pays et territoires du monde, la Côte d’Ivoire est l’un des rares à fournir des chiffres concernant les apatrides. Évalués à plus de sept cent cinquante mille, ces populations résidant sur le sol ivoirien, depuis des décennies, n’ont pas d’existence véritable. En clair, elles n’ont pas d’avenir car ne possédant aucune pièce pouvant permettre de les identifier. Nous avons fait une incursion dans la région de la Marahoué (centre-ouest) où la plupart de ces apatrides résident.
Zidio Yassoua est une grande bourgade située à environ 3km au sud de Zuénoula (352 km au nord-ouest d’Abidjan). Elle n’est pas différente des autres localités ivoiriennes sur le plan des infrastructures et des activités : pompes villageoises, travaux champêtres, paysage fait aussi bien de cases que de maisons modernes, une place publique tenue par des jeunes gens qui devisent… A Zitio Yassoua, village qui s’étend sur plus d’un kilomètre, règne une ambiance bon enfant. Derrière cette belle carte postale rurale, se cache un réel problème : des populations de Zidio Yassoua ne disposent d’aucune pièce pouvant permettre de déterminer leur identité et leur filiation. C’est le cas de Djè Bi Irié Juliana. Née il y a vingt-deux ans, elle ne possède aucune pièce d’identité. « Je n’ai jamais eu de papiers (documents administratifs d’identification). Cela joue évidemment sur mes trois enfants qui ne peuvent avoir non plus de papiers. C’est de manière informelle que leur père et moi les avons enregistrés dans le registre des naissance dudit village », nous explique-t-elle, avec amertume. Idem pour Djè Lou Djenan, âgée de 23 ans et mère de trois enfants. « Mes (trois) enfants sont sans papiers. La plus âgée a arrêté l’école parce qu’il lui a été exigé son extrait de naissance ou, au moins, le jugement supplétif », s’attriste-t-elle. Il en va de même pour Tizié Lou Gouézié Rachelle (23 ans) et sa fille qui sont « inconnues » des fichiers de la municipalité de Zuénoula dont dépend Zidio Yassoua, leur village.
Elle aurait fait la classe de 5ème cette année scolaire 2014-2015. Malheureusement, elle a dû mettre un terme à ses études au Cours moyen première année (Cm1), il y a deux ans. Elle, c’est Irié Lou Boti Léonie, âgée aujourd’hui de 17 ans. « Je ne vais plus à l’école. J’aide mes parents au champ. Lorsque je suis passée en classe de Cm1, le directeur de l’école a demandé mon extrait de naissance que je n’ai jamais eu. C’est ainsi que je suis restée au village. Peut-être que ma chance ne se trouve pas sur les bancs », confie Léonie, qui force un sourire pour cacher sa tristesse en voyant ses camarades revenir chaque jour de l’école. Plusieurs enfants en âge d’aller à l’école sont victimes de l’absence de documents administratifs. « Nous avons plusieurs enfants qui ont dû écourter leurs études parce qu’ils n’ont pas d’extrait de naissance. C’est une situation qui nous embarrasse sérieusement. Nous allons sensibiliser les parents afin d’éviter de faire un génocide intellectuel ici car, comme vous pouvez le constater, ce sont des générations qui sont sacrifiées sur l’autel de l’ignorance de certains parents. Il faut que cela s’arrête », fait savoir Tra Bi Kouahi Benoît, chef du village de Zidio Yassoua, qui a du mal à cacher sa gêne.
Allogènes non épargnés
La région de la Marahoué, zone forestière qui attire de nombreuses populations allochtones et allogènes, est frappée de plein fouet par le phénomène. Ces populations à la recherche du bien-être sont également dans une situation d’apatridie. À Vovoufla, localité située à 25 km de Zuénoula, Porgo Zakaria, 23 ans, n’a pas de documents administratifs : « Je suis venu cultiver la terre pour m’occuper de ma famille. Je vais tout faire pour avoir mes papiers sinon mes enfants vont en souffrir ». A quatre kilomètres de là, dans la localité dénommée « Ancienne route », Kagambega Zouregma nous fuit du regard, et ne veut pas plancher sur son propre cas. « Je n’ai pas envie d’en parler. Je suis dans les démarches pour obtenir mes premiers documents administratifs, 23 ans après ma naissance », révèle-t-il. En dehors de ces cas « isolés », il faut effectuer le déplacement de la localité de Camp Zra à 32 km de Zuénoula, pour se rendre compte du nombre élévé de ses sans-papiers en Côte d’Ivoire. Grande zone de culture de vivriers et de produits de rente, Camp Zra a été surnommé le « grenier de la Marahoué ». A ce titre, il attire de nombreuses populations. C’est également la zone qui renferme le plus grand nombre de sans-papiers. Selon des estimations des autorités locales, ce sont plus de mille personnes qui sont en situation de sans-papiers. En mai 2015, à notre arrivée dans la localité, nous avons pris attache avec Rouaba Delphine. Cette jeune dame d’à peine vingt-trois ans, donne l’air d’en avoir quasiment le double. Vieillie certainement par les durs travaux champêtres et les maternités peu espacées, elle est sans aucun document administratif pouvant permettre son identification. « Je n’ai pas de papiers depuis que je suis née. Je me suis débrouillée comme cela jusqu’à ce que mes enfants soient scolarisés », explique-t-elle, circonspecte. En effet, deux de ses enfants ont dû mettre fin à leur ambition scolaire, en classe de CM1 et CM2, faute d’extrait de naissance ou de jugement supplétif. « Depuis l’année passée (2014, ndlr), ils ne vont plus à l’école parce qu’ils n’ont pas de jugements (actes de naissance ou jugements supplétifs, ndlr). Pour qu’ils aient leurs papiers, il faut qu’à mon tour, j’aie mes papiers. Et cela n’est pas facile », se résigne-t-elle.
À Zuénoula ville, dame Ouédraogo n’est pas non plus heureuse. Elle qui a quitté son Burkina Faso natal depuis 1982, pour s’installer en Côte d’Ivoire. Ménagère et également cultivatrice, elle est propriétaire d’un vaste champ de riz.
Témoignages émouvants
Malheureusement, elle vit toute la misère que vivent les sans-papiers. «Il m’est difficile d’écouler ma récolte car je suis mise de côté lors des contrôles de papiers par les forces de l’ordre. Je deviens quasiment la risée ou même l’objet de stigmatisation. Deux de mes enfants qui sont installés à San Pedro (sud-ouest de la Côte d’Ivoire) et au Sénégal, m’envoient régulièrement de l’argent. Mais je ne peux pas le récupérer car je n’ai pas de papiers. Je leur dis de ne plus se fatiguer, d’attendre s’il y a une connaissance qui vient ici pour lui donner la commission. Quelquefois, c’est par personnes interposées que je réussis à avoir l’argent que mes enfants m’expédient », nous raconte-t-elle, la gorge nouée. Elle n’a pas non plus oublié l’année 2014 au cours de laquelle elle a perdu sa génitrice. « J’ai été marquée par cette année 2014 à jamais. J’ai perdu ma mère au Burkina Faso. Je n’ai pas pu lui rendre un ultime adieu parce que je n’avais pas de papiers. J’ai été priée de revenir à Zuénoula parce qu’aucune compagnie de transport ne voulait m’accepter. Zuénoula est devenue comme ma prison. Je prie Dieu qu’elle ne devienne pas ma dernière demeure puisque tout aventurier espère retourner dans sa localité natale », poursuit-elle.
À Gueyo, localité située à 265 km au nord-ouest de Zuénoula, la situation de dame Diendriéogo Alima, Burkianbé d’une vingtaine d’années, dont le visage est marqué par l’expression des dures labeurs, n’est pas non plus reluisante. Elle qui n’a pu atteindre son rêve d’enfant, de devenir sage-femme. « Je me rappelle comme si c’était hier. J’ai été contrainte d’abandonner l’école faute de jugement supplétif. Pourtant, je nourrissais l’ambition de devenir sage-femme et de sauver des mères qui donnent la vie au prix des leurs. Parce que mes parents n’avaient pas de papiers, je n’ai pu poursuivre mes études. Dommage ! » se désole-t-elle, le regard dans le vide. Alima n’étant pas un cas isolé, nous avons pu faire la connaissance de Sawadogo Issouffou et Dabo Ousmane, résidant dans les environs de l’hôpital général de Gueyo. Ces deux gaillards, âgés d’une trentaine d’années, ont quitté leur pays, le Burkina Faso, depuis 2000, sans aucune pièce. « Nous sommes conscients que sans papiers, rien n’est possible dans l’administration. C’est pourquoi, quand nous aurons le temps et les moyens, nous irons faire nos papiers à Soubré (situé à 68 km) au Consulat », affirme Sawadogo. Si la Côte d’Ivoire s’est positionnée comme un des meilleurs élèves en fournissant des chiffres, elle doit faire davantage pour donner plus de chance à ces milliers de personnes encore cachées dans les zones à grandes productions agricoles que sont les zones forestières, en organisant des audiences foraines afin de leur permettre d’avoir des documents administratifs. Sans cela, cette catégorie de la population de la Côte d’Ivoire ne pourra pas accéder à la dignité humaine.
M’BRA Konan (envoyé spécial)
Source : Soirinfo 6236 du mardi 21 juillet 2015