“La définition de l’intellectuel est trop datée. Il est urgent de l’actualiser.”
Les intellectuels seraient-ils à compter parmi les grands disparus de ce « monde que nous avons perdu » ? Depuis une trentaine d’années, l’acte de décès n’a cessé d’être dressé. Leur déplorable évanouissement est l’un de ces marronniers journalistiques qu’affectionnent les magazines lorsqu’ils ont épuisé les charmes du salaire des cadres, du ranking des hôpitaux, des lycées et des universités ou des prix de l’immobilier. L’évocation se fait toujours sur un mode nostalgique : les intellectuels ont bien sûr rendu l’âme – pour preuve essayez de citer un nom ! -, attestant l’inéluctable déclin dans lequel la France serait entrée.
Il n’est pas de réponse satisfaisante à ce faux débat où s’épuise une sociologie sauvage de la classe intellectuelle. La définition de celle-ci, large ou restreinte, fait encore les délices de certains. Un premier coup d’œil nous incite à penser que des intellectuels, petits, moyens ou grands, il n’en manque pourtant. La catégorie eut même tendance à enfler au cours des dernières années au gré de l’élévation du niveau général d’études. Si les intellectuels se reconnaissent à leur savoir et à leur capacité critique, il faut bien admettre qu’ils se comptent alors plus nombreux aujourd’hui que dans les années 1960 ou 1970, moment auquel, en France, on situe souvent leur âge d’or. Car des autres, évidemment, il ne peut être vraiment question, puisque l’intellectuel serait comme une spécialité nationale, au même titre que les robes de prix et le foie gras.
Comment dès lors rendre compte de ce sentiment diffus de perte, allant à l’encontre de tous les indicateurs : davantage de livres, davantage de diplômés, davantage de présences médiatiques, davantage d’internationalisation, etc. ? J’y vois pour ma part trois grandes raisons, toutes liées à une définition datée de l’intellectuel, qu’il convient donc de réviser.
La première tient à une conception classique qui fait de l’intellectuel un aristocrate de la pensée, une espèce rare, distincte du commun des mortels, auquel elle apporte les lumières de l’Intelligence. De ce point de vue, le marché qui convient aux intellectuels est un marché étroit. Si les intellectuels se démocratisent, parce qu’ils deviennent plus nombreux et que l’accès aux médias est plus facile car ces derniers se sont aussi multipliés, ils perdent leurs privilèges, leur pouvoir et finalement leur statut. Ils se fondent dans la masse et se muent en un collectif d’anonymes après avoir formé une famille d’élites.
La seconde tient à leur professionnalisation qui les isole de l’espace public. L’Université, qui apporte la principale contribution à la population des intellectuels – au moins depuis la fin du XIXe siècle, moment de baptême de la catégorie – rassemble de plus en plus des spécialistes, au demeurant parfois excellents, mais plus proches du modèle de l’expert que de celui de l’intellectuel dont les visées sont généralistes. La dépolitisation du milieu au profit d’un corporatisme grandissant accroit cet isolement. Quand les intellectuels s’engagent, ils le font désormais souvent pour des causes ciblées (sans-papiers, réfugiés, droits des minorités sexuelles, féminisme, etc.) dont certaines d’ailleurs n’intéressent qu’eux-mêmes (statuts universitaires ou débats intellectuels), et non en embrassant des combats aux vastes horizons historiques.
La troisième tient enfin aux nouvelles formes de la médiation. On sait que le libraire est en passe d’être tout à fait détrôné par l’écran. Homme ou femme du livre ou de revue, aux temporalités décalées, les clercs ont dû s’adapter à de tout autres règles. Dans les années 1970 et 1980, ils durent franchir le seuil des studios de radio et de télévision, avec un succès contrasté, les meilleurs d’entre eux n’ayant pas toujours les compétences requises. Aujourd’hui, les médias électroniques leur imposent de nouveaux formats auxquels ils doivent une nouvelle fois se plier. Tous ne sont pas prêts à le faire. Tous ne disposent pas des qualités pour s’y conformer.
Les intellectuels sont cependant toujours bel et bien là. Ils ne sont ni plus ni moins talentueux que leurs prédécesseurs. Mais parce qu’ils sont plus nombreux et qu’ils sont aussi plus sollicités que jadis, ils sont moins entendus. Ils parlent, mais dans le vide. On ne les entend guère. Il n’y a d’ailleurs peut-être pas que des désavantages à cette situation nouvelle. En imposant aux intellectuels une place plus modeste, on a mis fin aux intolérables rentes de situation dont abusaient quelques maîtres penseurs.
Source : Les Grands Débats