Par Christophe Courtin
Le 4 mai dernier, pour la troisième fois, Faure Gnassingbé a été déclaré vainqueur des élections présidentielles togolaises par la cour constitutionnelle avec 55,8 % des voix, après un scrutin à un tour émaillé de fraudes, de contestations, de menaces, et d’achats de conscience.
Il avait succédé à son père Gnassingbé Eyadema en avril 2005, à l’issue d’un scrutin qui avait fait 811 morts selon la ligue togolaise des droits de l’homme. Une famille est au pouvoir depuis 48 ans dans ce petit corridor sahélien où vivent 7 millions de Togolais, dont 88 % n’ont connu que la famille Gnassingbé au pouvoir1. Après le régime coréen, le régime togolais tient le record de longévité dynastique au pouvoir. La chronique de ce nouveau coup de force électoral est bien documentée et accessible pour celui qui s’intéresse à ce pays qui relie Lomé sa capitale, actif port en eau profonde, et l’hinterland sahélien (Burkina, Mali, Niger). Avec du phosphate, du clinker, du marbre, quelques métaux rares, du coton et une agriculture de subsistance, le port, géré par le groupe Bolloré, est la principale richesse du pays. Dans ce vieux territoire de négoce de comptoir, licite et illicite (drogue, ivoire, cigarettes, faux médicaments), un régime familial mafieux, avec ses prébendes et son armée clanique, protège jalousement sa rente politique et portuaire. L’Indice de développement humain y a régressé entre 2006 et 2013 alors qu’il a augmenté dans les trois pays frontaliers.
Des journalistes, des éditorialistes, des chercheurs en science politique ou des militants pour les droits démocratiques décortiqueront encore une fois le processus politique et technique qui aboutit à ce nouveau déni démocratique. Ils montreront l’habileté et la duperie des fraudeurs, leur imagination et leur cynisme. Il y a dix ans, les photos de militaires fuyant les lieux de vote, les urnes sous les bras, les bulletins volant autour d’eux, avaient fait le tour du monde. Il y a cinq ans c’était une panne inopinée du système satellitaire de recollection des résultats régionaux. Cette fois ci, le régime a du faire flèche de tout bois pour réussir son fric-frac : instrumentalisation de la constitution et des institutions, tripatouillage des listes électorales en amont, éclatement des bureaux de vote, propagande et moyens d’Etat pour le président sortant, désorientation des électeurs, déficit budgétaire public, bourrage classique des urnes, intoxication dans les médias publics ou vendus et, cerise sur le gâteau, coup de force à la Commission électorale nationale indépendante sous l’œil des caméras et celui bienveillant de deux chefs d’Etat voisins. Hélas, des esprits éclairés expliqueront encore une fois que l’opposition est divisée et mauvaise joueuse, que la société civile n’est pas à la hauteur, que la fraude n’est pas prouvée et que le pays, malgré tout, se modernise.
Les temps où l’Elysée était systématiquement pris la main dans le sac de beaucoup des coups tordus en Afrique francophone sont révolus. L’exigence démocratique des sociétés civiles africaines et la circulation des informations ont fait évoluer les pratiques politiques dans le continent. La chute de Compaoré en novembre au Burkina Faso et l’alternance politique au Nigeria en mars on fait monter les enchères démocratiques au Togo. Les méthodes de répression musclées des vieilles dictatures se sont civilisées, les uniformes militaires ont presque partout cédé la place aux costumes civils, mais dans plusieurs pays les structures de dictatures prébendières et militaires sont restées en place, comme au Togo, au Cameroun ou au Tchad. Mais ce qui est particulièrement curieux dans le cas du Togo c’est la complaisance des chancelleries et des institutions internationales vis à vis de ce régime dans un petit pays sans réel poids géo-stratégique et dont chacun connaît la violence potentielle, le niveau de corruption des responsables publics, la connivence prébendière des élites économiques et intellectuelles et l’extrême indigence des services publics. Cette indulgence coupable a encore joué le 25 avril dernier : tout le monde « prend acte » des résultats, souligne l’exercice démocratique sans violence et engage les contestataires à respecter le cadre légal, c’est-à-dire à attendre poliment la validation du coup de force par une cour constitutionnelle aux ordres. Le candidat arrivé en seconde position, estimant que la victoire lui a été volée et refusant de continuer cette farce, n’y a pas déposé de recours. Quels que soient les résultats réels que l’on ne saura jamais, l’exercice démocratique d’une élection transparente et ouverte n’a pas eu lieu au Togo, le rapport de force se fera un jour ou l’autre dans la rue. Mokhtar Trifi, président de la ligue tunisienne des droits de l’homme sous la dictature de Ben Ali, aimait raconter l’anecdote suivante : « Michel Seguin, que j’appréciais, né en Tunisie, au cours d’une discussion amicale, un jour, tenta de m’expliquer avec sa rouerie faussement bonhomme : cher Maître, oui… Ben Ali, ce n’est pas ce qu’il y a de mieux en matière des droits de l’homme, notre diplomatie vous le savez évoque régulièrement le sujet de manière discrète mais ferme avec le président. Oui, la corruption, je sais, mais enfin, il y a la croissance, le pays se modernise, il contient l’islamisme radical… J’arrêtais immédiatement mon interlocuteur : cher monsieur pourquoi nous Tunisiens devrions accepter des atteintes aux libertés que vous-mêmes en France vous n’accepteriez pas, même le dixième, au nom d’une supposée efficacité économique et politique. Parce que nous sommes des Arabes ? Parce que nous n’aurions pas droit aux mêmes standards européens de libertés publiques et individuelles ? Votre propos est raciste. Quelques mois plus tard, il me dira que ma réaction l’avait meurtri, d’autant plus qu’elle était juste sur le fond. C’était un homme lucide et honnête. »
Le HCDH et le PNUD ont accompagné la fraude, la CEDEAO a été complice. L’UE avec la France et l’Allemagne a tenté sans résultat, et avec la conviction de diplomaties en crabe, de convaincre le régime de respecter les formes démocratiques, l’OIF a fait le job, mais son représentant sur place, dépité, a jeté l’éponge. Tous en fin de course couvrent le forfait électoral. Le respect de la démocratie et des droits politiques fondamentaux des Togolais ne pèse pas devant la nécessité de la stabilité politique et des affaires dans une sous-région déjà bien fragile. Cette complaisance politique internationale relève de l’impuissance dans le cas de l’Europe, elle relève de la duperie pour les institutions africaines et onusiennes. Dans tous les cas, elle alimentera encore longtemps la désespérance des jeunes urbains qui iront se noyer en Méditerranée. Tout le monde s’en fout en définitive. Les Africains n’ont pas droit aux mêmes standards démocratiques au nom de la stabilité. Le syndrome Seguin est le signe clinique d’une vieille maladie humaine : le racisme. Tous en sont atteints, mais ceux qui en meurent sont les citoyens africains.
Source: Golias Hebdo n° 385 semaine du 21 au 27 mai 2015