«Levez vos scellés sur les mandats d’arrêt prêts contre des chefs militaires»
«La justice des vainqueurs s’est transposée à la Cpi»
«Vous n’aidez pas Ouattara avec des transfèrements à sens unique»
Des activistes des droits de l’Homme ne sont pas contents de la procureure de la Cour pénale internationale (Cpi). Ils l’ont signifié récemment à la concernée elle-même, à ses bureaux à La Haye. Au centre de leur mécontentement, les poursuites judiciaires devant la juridiction internationale, qu’ils apprécient comme étant à «sens unique». En clair, ces militants des droits humains, avec qui nous avons échangé à leur retour des Pays-Bas, reprochent à la Cpi, la lenteur des procédures visant «des leaders importants» du camp Ouattara et le déséquilibre des poursuites ». Toute chose, qui de leur avis, conforterait dans l’opinion nationale et même internationale, la thèse d’une justice dite des vainqueurs. Laquelle ne prendrait pas en compte toutes les victimes de la crise ivoirienne, en général, et de la crise post-électorale en particulier.
DEUX PROCÉDURES DISTINCTES EN COURS D’INSTRUCTION
Ces activistes confient avoir signifié à la magistrate gambienne, dont le visage colle aux poursuites judiciaires devant cette cour de justice internationale, que deux procédures distinctes concernant les crimes de droit international (crimes contre les populations civiles, génocide, assassinats, meurtres, viols) commis entre décembre 2010 et mai 2011, qui ont fait au moins 3000 victimes selon le bilan officiel de la Commission nationale d’enquête (Cne), sont jusque-là en cours d’instruction. A les en croire, la lenteur et le déséquilibre des poursuites contre des auteurs présumés de graves exactions du camp Ouattara posent aujourd’hui la question de la volonté des autorités ivoiriennes pour une justice équitable. L’engagement affiché du pouvoir ivoirien en faveur d’une justice impartiale, soulignent-ils, est battu en brèche par la réalité d’une «situation judiciaire très insatisfaisante ». Il revenait dès lors à la Cpi, selon eux, d’engager des poursuites contre des éléments des forces ayant soutenu le président Ouattara pendant la crise post-électorale, suspectés de faits allégués de crimes de sang et de crimes contre l’humanité. Surtout que ceux-ci, de leur avis, continuent «d’être à l’abri d’une justice ivoirienne hésitante sur ses marges de manœuvre, et entravée, dès lors qu’elle tente de poser des actes dans la direction des pro-Ouattara ». En clair, des inculpations devraient intervenir dans les deux camps. Ce qui n’est pas encore le cas, hormis la seule arrestation d’Amadé Ouérémi, présenté d’ailleurs comme «un supplétif, un exécutant des Frci et non un chef dans la chaîne de commandement sur le terrain».
COUP DE GUEULE CONTRE L’IMPUNITÉ DES PRO-OUATTARA
Mais, à la Cpi, où les regards sont tournés, les choses ne semblent pas non plus bouger dans ce sens, à l’effet d’écarter toute idée d’impunité dont jouiraient des pro-Ouattara. Depuis l’autorisation de l’ouverture d’une enquête le 03 octobre 2011 par la chambre préliminaire 3 de la Cpi, qui répondait ainsi à une demande du procureur en date du 23 juin 2011, seulement trois affaires ont été engagées. Et, celles-ci ne visent exclusivement que des membres de l’ancien camp présidentiel. A savoir Laurent Gbagbo, son épouse Simone Ehivet et Charles Blé Goudé. Pour les hôtes de Bensouda, il se pose alors la question de la coopération entre l’État ivoirien et la Cpi dans sa politique de poursuites adoptée. «Trois scellés levés visent seulement des membres du camp Gbagbo.
Deux mandats de transfèrement ont été exécutés, et celui visant Simone Gbagbo est encore sans suite. L’évolution de ces trois procédures amène à poser la question de la politique de poursuites du bureau du procureur de la Cpi. En effet, à ce stade, les trois personnes poursuivies appartiennent au même camp, et aucune poursuite n’a été engagée à l’encontre de responsables des crimes commis par les Frci au cours de la crise. Nous avons planté ce décor et avons, dès lors, demandé à Bensouda de lever immédiatement les scellés sur les mandats déjà prêts et visant des chefs militaires du camp Ouattara », ont fait savoir des membres de la délégation reçue par la procureure. Puis, de relever que la stratégie de poursuites «séquencée du bureau du procureur de la Cpi» a pour principale conséquence de reproduire la perception d’une justice des vainqueurs dont est accusée la justice ivoirienne.
« NON À DES POURSUITES SÉQUENCÉES ET À SENS UNIQUE »
«La levée de scellés des mandats à l’encontre de chefs des Frci qui se seraient rendus coupables de crimes de la compétence de la Cour permettrait non seulement de rééquilibrer la perception d’une justice équitable, d’une justice pour toutes les victimes, mais, loin de bloquer la coopération de la Côte d’Ivoire avec la Cpi, renforcerait également la justice nationale dans ses enquêtes contre les Frci mises en cause pour crimes divers. L’absence de poursuites contre de ”gros poissons” du camp Ouattara décrédibilise la Cpi. Nous avons dit à Bensouda qu’elle n’aide pas le président ivoirien avec des transfèrements à sens unique, et nous pensons avoir été compris», ont-ils ajouté. Non sans livrer la raison véritable du lobbying mené jusque dans les bureaux de Bensouda. «Lever les scellés permet de savoir ceux des chefs pro-Ouattara qui sont visés par des mandats d’arrêt et les affaires incriminées. En outre, dès que les scellés sont levés, les personnes ciblées ne peuvent plus sortir du pays. Sinon, au cas où Abidjan refuse d’exécuter le mandat de transfèrement, ils peuvent être arrêtés dans tout pays reconnaissant la compétence de la Cour. Cela va amener les bourreaux à arrêter de narguer leurs victimes et nous permettra en tant qu’activistes, de nous opposer au cas où il y aura des poursuites sur la base de l’équilibre dans le camp Gbagbo. Ce n’est pas parce qu’il y a trois visés dans ce camp qu’il faut prendre trois autres dans le camp Ouattara. Non, tous ceux qui ont tué et violé doivent être poursuivis. Et nous avons insisté là-dessus». Joints au téléphone, d’autres activistes qui n’ont pas été du voyage à La Haye, partagent cette position.
LA LIDHO ET L’OIDH PRENNENT POSITION
«La justice des vainqueurs s’est, hélas, transposée et transportée à la Cpi. Nous avons toujours décrié la manière dont travaille la Cpi en Côte d’Ivoire. Lorsque nous avions reçu pour la première fois ici à Abidjan, l’ex-procureur Ocampo, à la question de savoir quelle était la perception des Ivoiriens de la Cour, nous lui avions dit que la Cpi n’a pas bonne presse dans l’opinion nationale et qu’il revenait à la Cour de faire jeu égal avec des poursuites inclusives. Ce qui n’est toujours pas le cas et nous sommes perplexes. Fatou Bensouda doit prendre son courage à deux mains et lever les scellés sur les mandats visant les pro-Ouattara qui, pendant la guerre, ont commis des exactions. Il est impérieux qu’elle le fasse pour dissiper l’idée d’une justice internationale qui pratique également la justice des vainqueurs et qui suit ainsi le pouvoir ivoirien», a déclaré Adjoumani Kouamé Pierre, président de la Lidho. Eric Sémien, président de l’Observatoire ivoirien des droits de l’homme (Oidh) à la même appréciation. «Le but de la justice qu’elle soit nationale ou internationale, ce n’est pas de rendre service à quelqu’un ou de porter préjudice à quelqu’un. Mais, de situer les responsabilités et de poursuivre les responsables; tous ceux qui sont accusés de faits allégués de crimes quel que soit leur bord ou leur camp, doivent être poursuivis. Et les scellés de la Cpi dans ce sens, doivent être impérativement levés. Élection ou pas, il le faut», apprécie le président de l’Oidh. Dans l’ensemble, les activistes, du voyage à La Haye ou non, exigent une «stratégie de poursuites claire de la Cpi». Et ce, pour aider l’actuel homme fort d’Abidjan. Faute de quoi, pensent-ils, «l’émergence de la Côte d’Ivoire, voulue par le président de la République Alassane Ouattara ne sera qu’économique, aux dépens de la justice et de l’engagement fait aux victimes des crimes de la crise post-électorale».
TRAORE Tié
La réponse de Bensouda
Face aux griefs soulevés, Fatou Bensouda n’est pas restée sans réaction. Si l’on en croit les activistes, qui ont échangé avec elle lors de leur mission au siège de la Cpi, et qui lui ont mis la pression pour lever les scellés sur des mandats d’arrêts prêts, elle aurait confié être informée de la perception sur le terrain concernant sa juridiction et ses actions engagées ou en cours. La procureure l’aurait exprimé en ces termes: «C’est vrai, vos remarques. Mais, je suis dans la procédure. C’est une stratégie séquencée des poursuites. Le séquençage des enquêtes et des possibles arrestations ne signifient pas que le bureau du Procureur est partial ou qu’il ignore les crimes commis par d’auteurs auteurs. Les enquêtes sont en cours. Je l’ai déjà dit, il y aura des poursuites dans tous les camps. Je vais donc le faire. Je peux demander aux juges de lever les scellés à tout moment. Mais, le tout n’est pas de faire lever les scellés». Les hôtes de la magistrate ont ajouté qu’elle entend explorer le meilleur moment pour demander aux juges de lever les scellés sur ses mandats déjà prêts afin de se donner toutes les chances de leur aboutissement. «Elle a déclaré que si elle lance les mandats d’arrêt sur sa table et que l’État ivoirien ne veut pas les faire exécuter, comme c’est le cas concernant Mme Simone Gbagbo, surtout que l’exemplaire coopération d’Abidjan avec la Cpi au départ était très intéressée, elle ne pourra rien, à part attendre que les personnes visées quittent le territoire national. Elle nous a rassurés que les scellés seront levés, mais que sa volonté est d’éviter que les mandats décernés restent sans suite. C’est sa stratégie, que nous devons respecter, même si nous ne voyons pas les choses ainsi. Il faut déjà lever les scellés et attendre la suite», estiment les émissaires des organisations des droits humains revenus de la Haye.
T.T
Source : L’Inter, mardi 12 mai 2015