L’émergence et la pauvreté sont deux concepts normalement antithétiques. La présence de l’un exclut celle de l’autre, systématiquement. Car l’on ne peut pas être à la fois riche et pauvre, du moins, matériellement. L’émergence appelle, raisonnablement, une certaine attitude mentale et intellectuelle qui transcende l’ordinaire, le « terre à terre » ou…la pauvreté. La pauvreté, quant à elle, a son attitude propre, son fonctionnellement et son mode opératoire appropriés (on pourrait aussi dire son code Pin et son mode de passe). Tout comme l’émergence, elle s’entrevoit dans les gestes et les paroles. Dans le contexte africain, elle n’est pas que seulement mentale, mais surtout, proprement et gravement matérielle. La pauvreté de l’Afrique se sent à mille lieues du continent. Elle est présente dans les journaux, à la télévision, sur internet. Elle se laisse voir et toucher.
De plus en plus, l’on donne des chiffres dont on prophétise qu’ils vont, d’ici peu, sauver notre continent de galère et de misère que ses jeunes fuient comme une peste au risque de se faire engloutir dans les eaux aux abords de l’Europe. La richesse de l’Afrique et son émergence s’arrêtent là, net, par ces promesses chiffrées, fallacieuses et visiblement mensongères. Le continent est émergent par ses chiffres que ses développeurs lui fabriquent et qu’ils recyclent à longueur de discours et de colloques dont on professe qu’ils sont les lieux où l’Afrique peut émerger. Cela est de mode que tous les gouvernants africains actuels qui ont pris les palais présidentiels en otage comme chez nous, chantent l’émergence à leur peuple à défaut du développement que leurs prédécesseurs nous avaient aussi chanté au début des indépendances. Ainsi, nos pays en voie de développement sont devenus, par la magie des réalités et des chiffres, des pays en voie d’émergence. Les plus courageux des gouvernants comme les nôtres ont même fixé la date de notre émergence, un ultimatum contre la pauvreté. Comme ils disent. Ainsi, à « l’horizon 2020 » (donc dans cinq ans bien comptés), nous, les ivoiriens, serons émergents (ou peut-être émergés) à la place du développement que nous attendions de pied ferme depuis plus de cinquante ans. Et tant pis pour nos voisins qui ne savent pas le moment de leur émergence. Ne discutons pas sur le concept d’ « horizon ». Car nous risquons de nous embourber. Sachons seulement que l’horizon n’est pas loin du mirage, donc une réalité inexistante, immatérielle, floue, qui donne l’illusion d’exister, de loin, mais qui disparait au fur et à mesure qu’on s’en approche. Un exemple pratique : sur le goudron, loin, on peut voir quelque chose comme de l’eau. Mais, au fur et à mesure qu’on s’en approche, soit à pied soit en voiture, il s’éloigne toujours et se laisse toujours voir de loin. Ainsi donc, notre pays, « à l’horizon 2000 » sera « émergent » !
Si par les armes et les bombes l’on peut conquérir le pouvoir en Afrique et en Côte d’Ivoire en particulier, peut-être que par les mêmes armes et les mêmes bombes, peut-on transformer les mirages en réalités sensibles (pour parler comme Aristote). Mais la réalité que notre peuple vit en ce moment, qui n’est pas un horizon ou un mirage, en attendant son émergence, c’est que le pays est pauvre, ses richesses sont bradées, pillées et confisquées par un groupe de copains et de coquins qui ont décrété, sans notre avis, et donc contre nous, que nous sommes pauvres et très endettés. il est illusoire de prétendre à une émergence quand les mentalités de ceux qui gouvernent sont envoûtées par la corruption, les affaires personnelles et celles de la tribu des rattrapés, qui sont des mentalités de pauvreté et de rabaissement morale, mentale, intellectuelle, et peut-être même…spirituelle. La pauvreté est bien réelle en Côte d’ivoire. et ce ne sont pas les couches de peinture données ici et là épisodiquement qui parviendront à la cacher. et même, quand on essaie de la gommer à coups de bulldozers en rasant par la violence et le gangstérisme d’Etat les quartiers pauvres d’Abidjan, elle nous rattrape toujours, de plus belle. Car, la pauvreté, ce ne sont pas les murs, mais les hommes. Casser donc les murs ne la soigne jamais. De même que casser le thermomètre ne soigne pas la fièvre.
Quand un pouvoir donne l’illusion d’être riche et baigne tout le peuple dans cette illusion, c’est la plus grave des pauvretés qu’aucun chiffre ne peut guérir. Le sachant, il envahit le peuple qu’il dirige de slogans aussi incongrus que malsonnants les uns les autres. Un des signes de cette pauvreté galopante est ce slogan : « Le gouvernement travaille pour vous ». Comme si ce gouvernement devait travailler pour d’autres ou alors que cela ne soit pas ce qu’il devrait faire. Mais, à l’évidence, c’est parce qu’il ne travaille pas pour nous qu’il pense pouvoir nous faire accepter qu’il travaille pour nous. Un gouvernement sérieux ne pourra jamais planter une telle pancarte dans les rues du pays. Je ne suis pas sûr que de telles pancartes existent en occident où les gouvernants travaillent effectivement pour le peuple qui les a placés à sa tête. En attendant donc notre « horizon 2020 », la pauvreté nous demeure bien familière depuis des lustres, les gouvernants se succédant, chacun avec ses slogans. Quand nous nous réveillerons à l’aube de 2020 ou à son soir ou alors à son horizon et que nous serons déclarés dans les instances internationales que nous sommes dorénavant émergés, alors nous ferions le deuil de la pauvreté, cette compagne à problèmes qui a fait route avec nous depuis des temps immémoriaux. Pourvu que d’ici là, l’émergence ne soit pas notre immersion !
Père Jean K. perejeank@yahoo.frSource: Notre Voie, samedi 14 & dimanche 15 mars 2015