« La première victime de la guerre, c’est la vérité. » La fameuse citation attribuée à Clemenceau ou à Kipling trouve à nouveau à s’illustrer après l’intervention russe en Ukraine. Il est difficile de savoir comment est organisé la propagande russe, puisque tous les canaux d’informations en provenance de Russie sont interdits, et répercuter ce qui vient de ce pays expose à une censure très rapide. On peut en revanche apprécier le délire russophobe qui a saisi les élites occidentales. L’auteur de ces lignes a une certaine expérience des luttes idéologiques de la guerre froide et des souvenirs cuisants qui avaient suivi l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS en décembre 1979. Au regard de ces excès, il est aujourd’hui contraint de constater que, comme l’antisionisme est souvent le masque de l’antisémitisme, l’antisoviétisme était le masque de la russophobie. On ne reviendra pas ici en détail sur le triste brouet que sont les narratifs à base de petits bouts de réel, de partialité militante présente partout, d’ignorance crasse de l’histoire et de la géographie et de soumission servile aux récits concoctés aux États-Unis et par les officines de communication qui entourent Wolodymir Zelensky. Si ce n’est la prétendue « débandade de l’armée russe », particulièrement savoureuse à la lumière des volte-face de ceux qui en furent les relais enthousiastes.
Il y a pourtant un point étrange qui mérite développement : celui du déni de l’importance du courant ultranationaliste, voire néonazi existant en Ukraine, et son poids sur la vie politique du pays. Parce que l’on assiste à la négation d’une évidence pourtant reconnue il y a encore quelques mois par ceux qui aujourd’hui nous assurent que tout va bien et qu’il n’y a là que du folklore. Ce qui est invraisemblable, c’est que cette propagande débouche sur un véritable négationnisme qui porte, excusez du peu, sur les génocides de la Seconde Guerre mondiale ! Le paroxysme a été atteint en début de mois lors des commémorations du débarquement allié en Normandie, lorsque la presse a publié en première page une photo de la cérémonie officielle où l’on voyait le drapeau ukrainien déployé au milieu des drapeaux alliés sur la plage, salué dans le ciel par la patrouille de France. Pardon ?
Le 6 juin 1944, il y avait effectivement des Ukrainiens au combat sur la côte normande, mais ils étaient dans l’armée nazie et s’opposaient à l’avancée des libérateurs. Car il s’agit bien de négationnisme, puisqu’en ce même mois de juin 1944, ceux qui sont aujourd’hui honorés en Ukraine et présentés comme des héros officiels, y étaient aux côtés des nazis pour procéder aux massacres des juifs et des Polonais. Si l’on comprend bien, le négationnisme c’est comme le cholestérol ou les chasseurs, il y en a un bon et un mauvais. Et la fin justifiant les moyens, le négationnisme au soutien de l’Ukraine, serait un bon négationnisme ?
Dès le début de l’intervention russe, Vladimir Poutine avait mis en avant l’existence de groupes néonazis actifs dans l’appareil d’État ukrainien et parties prenantes des répressions subies par les populations russophones du Donbass depuis 2014. Il en faisait une des raisons de l’intervention militaire. La presse occidentale en général et française en particulier qui s’étaient désintéressées pendant huit ans de la guerre civile en Ukraine, ont minoré l’existence de ces courants, en les présentant comme un folklore marginal.
Une réalité problématique
Comment se pose pourtant le problème ? Un certain nombre de signes pour le moins préoccupants ont été relevés par toute une série d’ONG anglo-saxonnes de défense des droits de l’homme, par la presse israélienne, par des membres du congrès américain, des sénateurs et des hommes politiques français. Il s’agissait de l’existence de groupes violents numériquement importants, se livrant à des démonstrations de force à base de défilés de milices et de retraites aux flambeaux en brandissant des insignes directement nazis. Beaucoup plus grave, ces groupes se livraient régulièrement à des violences allant jusqu’au meurtre contre les représentants des populations russophones, victimes d’une discrimination incontestable depuis le coup d’État de 2014. Human Rights Watch et Amnesty International ont régulièrement dénoncé ces actions et pointé la responsabilité personnelle d’un certain nombre de dirigeants de ces groupes qu’on retrouve aujourd’hui au plus haut niveau de l’appareil d’État.
Comme par exemple Maksym Marchenko le gouverneur d’Odessa avec lequel BHL s’est affiché sans complexe. C’est un ancien dirigeant du bataillon Aidar présenté de la façon suivante par un rapport de l’OFPRA portant sur « les exactions attribuées aux groupes paramilitaires ultranationalistes ukrainiens depuis 2014 dans la zone de conflit du Donbass et les autres régions d’Ukraine à l’encontre des personnes soupçonnées de soutien aux républiques séparatistes de Donetsk de Louhansk ». La lecture du rapport est édifiante.
Les exemples de ce type sont très nombreux, qui tous dressent le portrait d’ultranationalistes à sympathies néonazies, dirigeants de groupes connus pour leur violence. On pourrait citer aussi le créateur du bataillon Azov Andriy Biletsky nommé par Zelensky conseiller du chef d’état-major de l’armée ukrainienne ou encore la nomination au poste de directeur de la police ukrainienne de Vadym Troian, « promotion qui laisse entrevoir une porosité inquiétante entre la police et les milieux paramilitaires, entretenue par Arsen Avakov, le ministre de l’Intérieur lui-même », comme le soulignait la presse suisse.
Une simple recherche sur Internet permet de se faire une idée de cette réalité et de l’inquiétude qu’elle suscite dans les organisations de défense des droits de l’homme. Bien sûr, histoire de présenter l’Ukraine sous un jour favorable, on nous a expliqué qu’à partir de 2015, les milices ont été intégrées aux forces régulières et largement purgées des néonazis et suprémacistes en vertu des Accords de Minsk. Sauf que cette invocation de l’application des accords de Minsk est une plaisanterie, puisque précisément l’Ukraine, quoique signataire, n’a jamais voulu les appliquer sous la pression des groupes néonazis. Rappelons que ces accords prévoyaient une modification préalable de la constitution pour permettre une fédéralisation du pays. Tous ceux qui ont osé l’évoquer furent immédiatement menacés de mort. Il est d’ailleurs intéressant d’entendre l’ancien président Porochenko mis en place par le coup d’État de 2014 venant benoîtement confirmer que cela n’avait jamais été dans leurs intentions. Il s’agissait pour eux de gagner du temps pour arrimer militairement l’Ukraine à l’OTAN. Quant à la purge, l’examen des corps des membres d’Azov qui sortaient d’Azovstal après leur capitulation démontre que cette purge ne prévoyait pas de retirer les tatouages nazis et en particulier celui qui fait fureur : le brassard à croix gammée sur le bras… Très à la mode en Ukraine comme viennent de le révéler des photos de policiers prises par l’agence Reuters à Kiev.
Honorer les complices du nazisme
Mais en fait, le problème est bien la pénétration de l’idéologie et des hommes dans l’appareil d’État ukrainien. Dont l’expression se retrouve dans la référence permanente par celui-ci à ceux qui durant la Deuxième Guerre mondiale ont fait alliance avec les nazis, participé à toutes les abominations, et en particulier la Shoah par balles et le massacre des Polonais en Volynie. Là aussi, on invite à une petite promenade sur Internet qui permet de voir à qui on affaire et de mesurer l’ampleur de l’ignominie.
Depuis quelques années, l’Ukraine passe son temps à honorer des gens qui se sont livrés à une collaboration militaire active avec les nazis. Collaboration ayant fait de la participation aux massacres de juifs, de Polonais et de partisans soviétiques une priorité. Ces gens-là se sont trouvés au premier rang lors de l’invasion nazie mais également lors de la retraite en participant en Ukraine et en Biélorussie à la mise en place de ce que les Allemands appelaient « les terres mortes ». De multiples avenues, boulevards et rues portent le nom des génocidaires, et en particulier celui de Stepan Bandera.
On leur a érigé des statues et d’immenses portraits sont placardés sur les façades d’immeubles. Pires ces gens-là et quelques autres ont été nommés « Héros de l’Ukraine » par les autorités de l’État, et celui-ci organise annuellement des commémorations officielles à leur sujet. Au cours desquelles on voit défiler des groupes arborant sans complexe toute une panoplie de symboles ouvertement nazis. Jusqu’aux livres scolaires expurgées de toute référence négative au rôle des génocidaires pour les présenter comme de bons patriotes.
Pour savoir ce qui s’est réellement passé pendant la Deuxième Guerre mondiale, j’invite bien sûr à consulter les pages Wikipédia (en anglais) relatives aux exploits de Bandera et de Roman Choukhevytch, et à relire les ouvrages de Raul Hilberg (Exécuteurs, victimes, témoins : la catastrophe juive 1933-1945), de Timothy Snyder (Terres de sang), Marie Moutier‑Bitan (Les champs de la Shoah) où sont décrits la contribution à l’horreur de ceux présentés aujourd’hui comme des héros. Hilberg raconte que la multiplication des bataillons de supplétifs ukrainiens inquiétait Hitler lui-même comme : « risquant d’étayer d’éventuelles velléités d’indépendance de leur pays. Mais rien ne put briser l’élan ». Ajoutons que les collaborateurs ukrainiens ajoutèrent à leur sinistre palmarès le massacre de 80 000 Polonais de Volynie, par peur que la Pologne ne réclame ce territoire après la guerre.
Assassiner la mémoire
On dit souvent à propos d’un passé qui ne passe pas qu’il s’agit de l’Histoire, que celle-ci est tragique et qu’il faut savoir tourner les pages. Le problème est que la page n’est pas tournée ! Rappelons qu’il y avait des Ukrainiens en grand nombre dans l’Armée rouge, et dans les rangs des partisans et qu’ils ont payé un lourd tribut à l’écrasement du nazisme. On peut même dire que le peuple ukrainien fut majoritairement du bon côté. Le problème est justement qu’aujourd’hui, les monuments aux morts qui rappellent leurs sacrifices sont détruits, saccagés, interdits par ceux qui se présentent comme les héritiers les collaborateurs du nazisme.
Et lorsque l’on interroge Zelensky sur ces honneurs officiels qui leur sont rendus, il répond qu’il trouve cela « cool » ! Trouve-t-il aussi formidable que l’avenue qui mène au site commémoratif de Babi-Yar, plus grand massacre ukrainien de la Shoah par balles auxquels ses partisans participèrent, porte le nom de Bandera ? Il y a eu un pouvoir collaborationniste en France, des supplétifs qui se sont mis au service des exactions allemandes, eh bien il n’existe pas en France, d’avenue Pétain, de collège Pierre Laval ou de place Joseph Darnand. Et leurs portraits ne décorent pas la façade des immeubles. Pas plus que la rue qui conduit à la stèle commémorative de la rafle du Vel’ d’Hiv’ ne porte le nom de René Bousquet.
Il n’y a pas de milice d’extrême droite brandissant des oriflammes néonazies, incorporée telle quelle sous son nom comme régiment dans l’armée française. Lorsqu’Éric Zemmour s’est avisé de prétendre (à tort) que Pétain avait sauvé des juifs, il s’est immédiatement retrouvé en correctionnelle. Et ceux qui font silence sur les dérives ukrainiennes ont été les premiers à appeler au barrage contre le fascisme imaginaire de Marine Le Pen, en votant pour Macron.
Mais finalement, ce qui est difficilement supportable dans l’affrontement des propagandes autour de ce conflit, c’est l’aptitude au déni de nos propres élites médiatiques. Y compris en invoquant l’argument inepte de la judéité de Zelensky, rendant impossible ces dérives. Il est difficile de penser qu’elles méconnaissent cette réalité problématique que nous venons de décrire. Simplement, elles la nient aujourd’hui parce qu’elle ne colle pas avec la rhétorique du « bon » et du « méchant » dont elles pensent qu’elle leur est utile.
Pierre Vidal-Naquet dans un ouvrage indispensable avait qualifié les négationnistes « d’assassins de la mémoire ». Aujourd’hui, les tenants de cette propagande négationniste méritent ce qualificatif.
Par Régis de Castelnau